Intervention de Gérard Reix pour la Libre Pensée
La Libre pensée de la Réunion remercie chaleureusement l’association des « Amis réunionnais de Sarda Garriga » de lui permettre aujourd’hui de célébrer avec eux la fin de l’esclavage le 20 décembre 1848 ici même dans l’île de la Réunion. Le thème choisi par la Libre Pensée pour honorer la mémoire de toutes les victimes de l’esclavage, à la Réunion, dans les colonies françaises et dans tous les pays, est : « Aujourd’hui, 176 ans après l’abolition de l’esclavage à la Réunion, où en sommes-nous de la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité ? »
Avant d’entamer mon propos, je voudrais que nous ayons une pensée pour nos frères et sœurs de Mayotte, abandonnés de la République depuis des années, et aujourd’hui durement frappés par les éléments naturels meurtriers.
Le 20 décembre 1848, il y a de cela 176 ans exactement, ici même à la Réunion, plus de 62 000 esclaves apprenaient qu’ils cessaient d’être des meubles, tels que codifiés dans le Code Noir mis en place par les rois et soutenu par la hiérarchie de la religion catholique.
Le 20 décembre 1848, Sarda Garriga, envoyé par le gouvernement pour mettre en application le décret d’abolition, annonce aux 62 000 êtres humains qu’ils quittent leur statut juridique les assimilant à des objets pour accéder à celui d’affranchis.
Je ne sais pas combien d’esclaves ont souffert sur notre île pendant plus de 150 ans, mais sachant que la durée de vie d’un esclave aux champs se situait entre 10 et 15 ans, ce sont sans doute des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont enrichi leurs maîtres, petits ou grands, par leur labeur incessant et éreintant.
Avant d’aller plus avant, réglons une question. Est-il encore utile de réfléchir, d’évoquer, de commémorer, de s’attarder sur cette période sombre de l’humanité ? Tout a-t-il été dit sur l’esclavage ? Faut-il ne plus en parler, comme l’a déclaré le secrétaire départemental d’un parti raciste et xénophobe : « On ne doit plus parler d’esclavage, l’esclavage, c’est fini, moi, je ne fête pas le 20 décembre » a-t-il dit, rejoignant ainsi la position officielle des représentants de la République qui a prévalu pendant les décennies de plomb durant lesquelles il fallait se cacher des gendarmes pour célébrer le 20 décembre ! Nombreux sont ceux encore les gramouns qui se souviennent de ces interdictions de se rassembler en dansant le maloya !
Et pourtant malgré lui, contre lui, comme pour conjurer et empêcher le retour de ces interdictions qui n’ont fort heureusement plus cours, des milliers et des milliers de réunionnais sont en fête depuis deux jours pour ne pas oublier cette période. La fête des libertés, pour élargir encore et encore les droits humains et les conquérir par la lutte lorsque cela est nécessaire.
Victor Schoelcher, le ministre qui, en 1848, a rédigé et fait voter le décret d’abolition pour toutes les colonies et territoires de France qualifiait l’esclavage comme étant « le sommet de l’ignominie ».
Des millions de femmes et d’hommes de par le monde se battent pour leur liberté, pour avoir le droit de vivre dignement. A ce sujet, même si ce n’est pas l’objet de cette célébration, selon l’ONG Walk Free, en 2018, il y avait encore 40,3 millions d’esclaves dans le monde.
Oui la lutte pour la liberté, pour toutes les libertés, reste une lutte d’actualité.
D’ailleurs, la bataille pour l’égalité n’a jamais cessé après 1848, pour aboutir à la transformation de La Réunion de colonie à département le 19 mars 1946.
L’article premier du décret du 27 avril 1848 tient en deux phrases : « L’esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d’elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront absolument interdites. »
C’est clair, net et sans bavure !
La Libre Pensée s’est aussi intéressée au préambule du décret qui expose les raisons de l’abolition. Ce qui se conçoit bien s’énonçant clairement, elles se résument en une phrase dont je vous lis le début :
« Le gouvernement provisoire, considérant que l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; considérant qu’en détruisant le libre arbitre de l’homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; qu’il est une violation flagrante du dogme républicain, Liberté, Egalité, Fraternité ; (…) »

1808-1877

1804 – 1893

1802 – 1885

1859 – 1914
Liberté, Egalité, Fraternité !
Où en sommes-nous donc 176 ans après le 20 décembre 1948 ?
Rappelons tout de suite que l’esclavage de masse a été systématiquement organisé par les grandes compagnies économiques et financières aux 17ème et 18ème siècles. Il s’agissait de répondre à un besoin : fournir une énorme force de travail humain nécessaire au développement de cultures, le café, le coton et la canne à sucre. De gigantesques fortunes ont été bâties par l’exploitation de ce travail de l’homme par l’homme, gratuit et totalement soumis aux besoins des possédants.
L’esclavage n’est pas un mode de vie mais d’abord un processus d’exploitation de la force humaine. Il ne faut jamais perdre cela de vue : l’esclavage a été développé pour répondre aux besoins de la classe des possédants. A l’instant de son abolition en 1848, le plus riche propriétaire terrien de l’île possédait plus de 460 esclaves. Ses avoirs et possessions étaient immenses.
Parmi les raisons historiques qui ont œuvré à l’abandon de l’esclavage comme forme d’organisation de la production, des masses de main d’œuvre, indienne ou chinoise fuyant la misère de leurs pays, ont été importées pour remplacer les esclaves. Ces milliers et milliers de travailleurs peu ou pas payés, vivaient quasi aussi misérablement que les esclaves. C’étaient les engagés.
Les enfants des esclaves et des engagés, ainsi que les générations suivantes, forment une grande partie de la population actuelle.
Que constatons-nous ? A la Réunion, comme dans toutes les anciennes colonies françaises où l’esclavage a été historiquement établi, les conditions de vie de la population se sont dégradées par rapport au reste de la population des autre territoires de la République. Cette dégradation s’est poursuivie et a perduré jusqu’à aujourd’hui, suscitant, par période, des révoltes de pauvres qui refusent.
A titre d’exemple, en 2024, en 2024, les retraites sont à la Réunion, département français depuis 1946 de 42 % en moyenne inférieures à celles de la métropole. Les taux d’analphabétisme, de chômage, de bénéficiaires du RSA, de pauvreté, de retards scolaires …explosent en 2024. Et cette violence sociale subie ne fournit-elle pas le terreau sur lequel s’expriment malheureusement les violences intra familiales ?
Est-ce que toutes les difficultés ont été résolues par le décret du 20 décembre 1848 ? Personne, de bonne foi, ne peut l’affirmer. Aujourd’hui encore dans notre île, ceux qui sont les descendants directs de ces esclaves ne sont-ils pas reclus dans les catégories sociales les plus laissés pour compte ? N’ont-ils pas été rejoints dans leur misère sociale par les engagés volontaires venant d’Inde ou de Chine et dont les conditions matérielles d’existence n’étaient guère plus enviables que celles des esclaves ?
Car qu’est-ce que la liberté si on n’a pas les moyens de subvenir à ses besoins ?
Qu’est-ce que la liberté si on ne peut se passer du recours, hier au bon vouloir des maîtres, aujourd’hui à l’assistanat généralisé remplaçant la solidarité active entre les générations, basées sur la dignité du travail ?
Quelle est la nature de la liberté si elle ne peut s’accompagner des moyens de la dignité ?
Force est de constater que 1848 n’a pas permis la réalisation de tous les espoirs que l’avènement de la 2ème République avait suscité dans le mouvement ouvrier naissant et que ces aspirations non réalisées pour une vie meilleure perdurent aujourd’hui, et sans doute encore plus fortement dans les anciens territoires d’esclaves.
Victor Schoelcher était un véritable républicain. Il prônait l’application concrète des trois principes de la République : liberté, égalité, fraternité. Ces principes ne devaient plus être simplement de nature philosophique mais devaient s’incarner dans la vie réelle des citoyens.
Ce travail militant, ce positionnement humaniste sera poursuivi plus tard par Jean Jaurès pour qui la République ne pouvait être démocratique que si elle était laïque et sociale. Nous sommes fiers à la Libre Pensée de faire connaître qu’à l’instar de Victor Hugo, également infatigable combattant des libertés, Victor Schoelcher et Jean Jaurès faisaient partie des illustres Libres Penseurs. Leur combat est une source d’inspiration permanente pour tous les libres penseurs et au-delà.
Victor Hugo déclamait : « un seul esclave sur la terre suffit pour déshonorer la liberté de tous les hommes. Aussi l’abolition de l’esclavage est-elle, à cette heure, le but suprême des penseurs… ».
Les trois principes de la République : Liberté, Egalité, Fraternité sont inséparables, interdépendants et leur ordre a son importance.
La LIBERTE conditionne l’Egalité et la Fraternité.
Mais lorsque les conditions de l’EGALITE réelle ne sont pas remplies, comme c’est encore le cas en 2024, la LIBERTE est amputée et la FRATERNITE menacée.
Victor Schoelcher, Sarda Garriga, Victor Hugo, Jean Jaurès et tous les combattants de la Liberté ont fait leur devoir. A nous de saisir le flambeau de leurs luttes pour poursuivre la œuvre de justice sociale et de paix.
Je vous remercie.