Alfred Manseau, 1906-1994
Secrétaire du groupe de Nantes de 1974 à 1983,
Président du Groupe de Nantes de 1983 à 1994
Fondateur du journal fédéral, La Libre Pensée Nantaise
Photo en tête de page : John Toland, libre penseur anglo-irlandais (1670-1722) – Photo Wikipedia.
Tant qu’il y aura des imposteurs qui abuseront de la confiance naturelle des gens jusqu’à en faire des esclaves, il y aura des libres penseurs. Malheureusement, dans cette lutte inégale, le méchant a le plus souvent l’avantage provisoire puisqu’il utilise des armes contre le mensonge ou le crime, alors que celui qui lui résiste ne fait usage que de sa raison.
La « LIBRE PENSEE » a donc toujours existé face aux superstitions, qui, organisées hiérarchiquement deviennent des religions. On peut dire que, sans en porter encore le nom, elle est née véritablement dans la GRECE antique. SOCRATE (470-399), DEMOCRITE (460- 370), LEUCIPPE (460- 370), EPICURE (341- 270), et bien d’autres, en rejetant la fausse notion d’un ou de plusieurs dieux, venue d’EGYPTE où les pharaons en étaient leurs représentants, furent des libres penseurs géniaux. L’athéisme est apparu avec eux, comme le furent à la même époque et dans les mêmes lieux, la philosophie, la géométrie, la grammaire, la démocratie, etc., qui portent toutes en germes notre civilisation scientifique.
ROME, après sa victoire militaire, brisa ce magnifique élan vers le progrès qu’à peu près seul LUCRECE (98-55) maintiendra.
Et pendant plus d’un millénaire, l’ère chrétienne sévit sur l’Europe, étouffant toute velléité d’évolution individuelle ou sociale, souvent par la force et le sang.
CHARLEMAGNE (742–814) convertit cette Europe au catholicisme en faisant décapiter sur la place publique tout hérétique. CONSTANTIN, émerveillé par les richesses de ROME, fait de même avec le peuple hongrois, qui, aujourd’hui, reste encore fermement attaché aux dogmes chrétiens, oubliant la façon dont on l’a conditionné.
Il n’y a guère qu’ABELARD (1079-1142), originaire du PALLET, près de NANTES, qui trouble ensuite ce qu’on appelle la « nuit du Moyen-Age ». Il crée le terme de « théologie » qui, pour lui, est la possibilité de discuter de l’hypothèse ( ?) Dieu. Situation dangereuse qui lui vaut d’être emprisonné, et de voir presque toutes ses œuvres littéraires détruites par le feu. S’il conserve la vie, ce n’est pas sans dommage, puisque son mariage secret avec HELOISE lui valut d’être mutilé, comme on le sait. Dans sa correspondance avec lui, et devant leurs malheurs, HELOISE n’hésite pas à dire ses doutes sur l’existence de Dieu. Et ces lettres furent très vraisemblablement écrites par le même homme : ABELARD lui-même.
Puis l’Europe vit l’INQUISITION, terrible période – de cinq siècles – où des milliers, et des millions pour d’autres – de personnes moururent, le plus souvent sur le bûcher, après avoir subi les tortures les plus sophistiquées, et cela en la présence et la bénédiction des prêtres !
ERASME (1469-1536) en HOLLANDE, MONTAIGNE (1533-1592) de BORDEAUX, RABELAIS (1494-1553) de CHINON, CERVANTES (1547-1616) en ESPAGNE, marquent enfin, malgré leur extrême prudence dans les termes, et, le plus souvent sous la forme fantaisiste et humoristique, un espoir de libération de la pensée.
Mais ce sont les LIBERTINS, qui les suivirent, et parmi les plus connus : MONTESQUIEU, C. PINOT, DUCLOS, DIDEROT, Madame de la CHARRIERE, VOLTAIRE, Jean-Baptiste LOUVET, le marquis de SADE, RETIF de la BRETONNE, CYRANO de BERGERAC, SAINT-EVREMONT, Jean MESLIER, BAYLE, qui firent enfin entrer dans le domaine public en France, avec toutefois encore beaucoup de précautions, la critique de la religion catholique. N’oublions pas que GIORDANO BRUNO fut brûlé à ROME en 1600, notamment, pour avoir soutenu que le monde était infini ; que VANINI fut supplicié à TOULOUSE après avoir publié en 1616, en France, son « De arcanis naturae » (« Les secrets de la nature »), où l’auteur exposait que l’homme est un animal parmi les autres.
Citons CYRANO de BERGERAC, l’un des philosophes les plus marquants de ce groupe de libertins (mot que l’on peut traduire sans hésitation dans le langage moderne par celui de « libres penseurs »). Un livre de la collection : « Les Libertins du 17e siècle », édité par « L’UNION RATIONALISTE », 14 rue de l’Ecole Polytechnique, Paris (5e), nous y aidera. Une introduction très documentée et un judicieux choix de textes y sont faits par Suzanne ROSSAT-MIGNOD.
Récusons de suite la valeur historique de la célèbre pièce de théâtre d’Edmond ROSTAND, qui ne possédait pas les documents découverts depuis son écriture et concernant son héros. De même, ne prenons pas à la lettre son titre « de BERGERAC ». CYRANO ne fut que parisien !
C’est à PADOUE, en Italie, où l’université jouait un grand rôle philosophique, et grâce aux humanistes de la Renaissance, que CYRANO DE BERGERAC (1619-1655) a pu, au péril de sa vie, avancer dans la voie ouverte par certains penseurs de l’antiquité dont les noms ont été rappelés plus haut.
Savinien de Cyrano de Bergerac
1619 – 1655
Portrait de Cyrano dessiné et gravé
par un artiste non identifié
d’après un tableau de Zacharie Heince.
Pour CYRANO, les miracles sont des faits naturels qui n’ont pas encore été expliqués, quand ils ne sont pas le fruit de l’imagination.
Il aborde cette question dans son traité : « Les Etats et Empires de la Lune », paru en 1648, ainsi que la création du monde, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, auxquelles il ne croit nullement. Malheureusement des pages essentielles de ses manuscrits sont disparues peu après sa mort.
CYRANO n’était naturellement pas un savant, mais il était très intéressé par les travaux de GASSENDI, de DESCARTES, de GALILEE et COPERNIC. Il ne renonça jamais, d’autre part, à la théorie des atomes de LEUCIPPE. Mais c’était surtout un vulgarisateur, dont le talent, la fantaisie, la plaisanterie, permettaient de mettre en valeur le caractère illogique des dogmes et de l’orthodoxie. Son ironie vise en somme à ruiner par le ridicule les opinions que nous appelons « irrationnelles », comme la croyance au surnaturel.
Enfin, CYRANO présenta des procès de sorcellerie une critique décisive, par exemple en ce qui concerne les religieuses tourmentées par le diable. Il pensait tout simplement qu’elles l’étaient par la solitude.
Cette pensée des libertins en France ne devait trouver un écho que chez les encyclopédistes au 18e siècle. Mais entre-temps, ce mouvement dit alors « philosophique » gagna l’ANGLETERRE où deux figures éminentes de la « LIBRE PENSEE » devaient lui donner son caractère quasi définitif. Ce sont : John TOLAND (1670-1722), anglo-irlandais, et l’anglais Anthony COLLINS (1676-1729).
Qui était TOLAND ?
Il est très difficile de trouver une biographie de TOLAND. Jean LACASSAGNE, historien de la « LIBRE PENSEE », a fait des recherches à son sujet qui ont été publiées dans « L’IDEE LIBRE », 10-12, rue des Fossés St-Jacques, 75005 PARIS, et nous y ferons de larges emprunts.
La GRANDE ENCYCLOPEDIE du libre penseur BERTHELOT (fondateur de la chimie organique) publia vers 1900, une vie de TOLAND. En 1979, on ne peut guère en trouver que dans le « Petit Dictionnaire Philosophique », édition de MOSCOU (1955). Ce dictionnaire vient d’être réédité en 1979.
D’autre part, il a pu être retrouvé un ouvrage de LANTOINE Albert sur « John TOLAND », publié en 1927 à la librairie NOURRY.
TOLAND, d’après le « Petit Dictionnaire Philosophique » de MOSCOU :
« TOLAND John (1670-1722), Philosophe matérialiste anglais. Ses idées se sont formées à l’époque où la grande bourgeoisie préconisait une politique de compromis avec la noblesse, alors que la moyenne bourgeoisie se dressait résolument contre les féodaux, en faveur du développement capitaliste de l’ANGLETERE. TOLAND fut l’idéologue des milieux démocratiques bourgeois. Fondateur du mouvement des libres penseurs, il exerça une inflence notable sur les encyclopédistes français : VOLTAIRE, D’HOLBACH, HELVETIUS, etc. Il devient athée après avoir critiqué la religion sous l’angle du déisme. Il nie l’immortalité de l’âme, la récompense dans l’au-delà, la création du monde, les miracles, démontre que les livres sacrés n’ont rien de divin, cherche l’origine de la religion dans la vie terrestre, etc. Le principal mérite de TOLAND est d’avoir professé la doctrine de l’unité de la matière et du mouvement. C’est de ce point de vue qu’il critique SPINOZA qui excluait le mouvement des propriétés essentielles de la matière, ainsi que NEWTON et DESCARTES, qui voyaient en Dieu la source du mouvement. La matière est éternelle et indestructible ; l’univers est infini. Mais TOLAND ne dépasse pas le cadre du matérialisme mécaniste : il nie la contingence ; pour lui la pensée n’est qu’un mouvement purement physique de la substance cérébrale ; il ne reconnaît pas de changements qualitatifs au mouvement de la matière. Son livre athéiste, intitulé : « LE CHRISTIANISME SANS MYSTERE » (1696), déchaîna la fureur du clergé et fut condamné au feu. Pour se soustraire à l’arrestation, TOLAND dut fuir l’Irlande. Principal ouvrage philosophique : « Lettres à Séréna » (1704). »
Sur le plan du combat philosophique de la bourgeoisie progressiste, le terme « libre penseur » apparaît avec l’ouvrage d’Anthony COLLINS, publié en 1713, et intitulé : « Discours sur la LIBRE PENSEE », occasionné par le progrès et la croissance d’une secte appelée « LIBRES PENSEURS ».
Sur le plan du combat philosophique populaire, le terme « LIBRE PENSEE » a été divulgué dans le peuple par les Communards comme BLANQUI, RIGAULT, FLOURENS, qui écrivaient dans l’hebdomadaire « LA LIBRE PENSEE » fondé le 24 janvier 1870.
« L’IDEE LIBRE » présente dans son numéro 110 la vie et l’œuvre d’Anthony COLLINS, ce bourgeois anglais qui, en 1713, lança le terme LIBRE PENSEUR dans la pensée de son époque. Pour saisir son audace, il ne faut pas oublier que le curé MESLIER, athée, mort en 1729, n’exposa ses idées que sous forme testamentaire afin d’éviter le bûcher. En ce temps-là, les écrivains « irreligieux » étaient obligés de donner des « coups de chapeaux » aux autorités afin de pouvoir continuer à écrire « subversivement ».
Si l’introduction du terme « ATHEE » provient en 1532 de RABELAIS, le terme « MATERIALISME » du savant BOYLE en 1675, le terme « LIBRE PENSEE » introduit de 1692 à 1713 témoigne de l’évolution de la philosophie progressiste ; l’abandon de ces trois termes est en général un « signe » de régression de la pensée. En effet, aucun fait notable tant social qu’économique ou politique ne permet d’affirmer que cette ligne d’évolution est en contradiction avec une politique d’émancipation populaire des individus et donc de l’humanité.
Cette association des deux mots « LIBRE PENSEE » devait alors conquérir définitivement les milieux philosophiques et consacrer la naissance historique du mouvement libre penseur.
BREHIER, dans son « Histoire de la philosophie », de 1960, écrit : « La philosophie anglaise à la fin du XVIIe siècle ».
« Le tournant du XVIIe au XVIIIe siècle est marqué en ANGLETERRE par un renouveau de la philosophie religieuse, dont LOCKE est le premier témoin : il se produit là une fermentation de pensée qui va se développant au XVIIIe siècle. Il faut distinguer plusieurs courants :
- le platonisme de CAMBRIDGE ;
- la religion naturelle à la manière de CLARKE ;
- la critique des religions positives, comme chez TOLAND et COLLINS.
Le troisième courant est celui de la libre pensée, qui, d’abord plus ou moins dissimulée au début du siècle dans les sectes de matérialistes et de « mortalistes », se développe avec force après la révolution de 1688. On trouve chez TOLAND (1670-1722) tous les thèmes dont vivra la polémique antichrétienne du XVIIIe siècle : la diatribe contre les prêtres qui font alliance avec le magistrat civil pour maintenir le peuple dans l’erreur, qui inventent des dogmes tels que ceux de l’immortalité de l’âme pour assurer leur pouvoir ; et il oppose à leur religion le christianisme primitif, celui des Nazaréens et des Ebbionites, fondé uniquement sur la raison, sans tradition et sans prêtres ; il est d’ailleurs partisan dans son Pantheisticon d’un pur mécanisme, d’un monde éternel possédant un mouvement du cerveau. COLLINS (1676-1729) dans son Discours sur la liberté de pensée « écrit à l’occasion de la naissance et du développement d’une secte appelée libres penseurs (1713) », proteste surtout contre les extravagances de la Bible, avec ses miracles qui ne sont que des supercheries, contre l’absurdité et l’incohérence de ses interprètes officiels qui, sous prétexte d’écarter les opinions dangereuses, empêchent l’homme de se servir de son jugement, afin qu’il ne se trompe pas ».
LANTOINE précise : « A discourse of Free-Thinking”, Londres, 1716. Ce fut Anthony COLLINS qui, le premier, donna une existence littéraire au mot «LIBRE PENSEE » comme nous verrons plus tard TOLAND créer le mot « Panthéisme » pour caractériser sa doctrine philosophique.
Will DURANT indique, dans son « Histoire de la civilisation » (Editions « Rencontres » de 1964) : « Les termes « LIBRE PENSEE » et « PANTHEISME » furent apparemment inventés par TOLAND, et il donne comme référence : ENC. BRIT. XXII 270 b.
Ainsi TOLAND (1670-1722) et COLLINS (1676-1729) donnèrent une existence littéraire et philosophique à la nouvelle expression, au néologisme « LIBRE PENSEE», né dans les milieux populaires d’avant-garde de la Révolution Anglaise.
L’esprit créateur du Libre Penseur se manifeste d’emblée en créant un nouveau mot pour se définir.
En 1708, le célèbre écrivain Jonathan SWIFT (auteur des « Voyages de GULLIVER »), publie un ouvrage intitulé : « L’abolition du christianisme en Angleterre est-elle sans inconvénient ? Aurait-elle d’aussi heureux effets qu’on l’espère ? Une réponse à ces questions . » (Ouvrage reproduit pas l’Encyclopédie « La Pléïade » – 1973). Dans cette étude, l’expression « LIBRE PENSEUR » se trouve au moins six fois.
LANTOINE constate : « Nous serions désolés de paraître céder à un étroit sentiment de patriotisme en faisant cette constatation, mais, selon nous, c’est le « libertinage » de notre XVIe siècle qui, après avoir passé le détroit du XVIIe siècle, nous est revenu redonner sa séduction, ou mieux, sa sensibilité native. »
Il est également important de connaître le milieu historique qui a donné naissance au mouvement Libre Penseur. Le 17e siècle fut en Angleterre le siècle des Révolutions.
La première REVOLUTION eut lieu de 1642 à 1660, avec la décapitation du roi CHARLES 1er le 9 février 1649 et la proclamation de la République avec CROMWELL, suivies du rétablissement de la royauté en 1660, après sa mort.
La deuxième REVOLUTION, moins sanglante, eut lieu en 1688 et engagea l’ANGLETERRE vers la monarchie parlementaire.
Comme il est précisé dans « L’histoire du 17e et du 18e siècles » de MALET et ISAAC, la révolution de 1688 mettait fin aux querelles politiques et religieuses : « La Révolution de 1688 mettait donc fin aux querelles politiques qui avaient troublé l’ANGLETERRE depuis le début du siècle. Elle mettait fin aussi aux querelles religieuses. Un bill de tolérance, voté peu après la Déclaration des Droits, accorda en fait la liberté du culte aux protestants dissidents, puritains, presbytériens, indépendants, etc. Par contre on continua de la refuser aux « papistes » détestés, ainsi qu’aux libres penseurs. »
LANTOINE écrit aussi : « Les luttes religieuses, après avoir fait naître des haines terribles, avaient fini pas susciter chez les particuliers un besoin de repos et, conséquemment, un sentiment d’indifférence. »
Nous en voyons la preuve dans les « Notes sur l’ANGLETERRE » de MONTESQUIEU. Arrivé à LONDRES, au moment où VOLTAIRE en partait (1729), il constate le succès que rencontre chez le peuple le livre de WOOLSTON, « Contre les miracles du Sauveur », et il écrit ceci : « Il n’y a pas de religion en ANGLETERRE, quatre ou cinq de la Chambre des Communes vont à la messe ou au sermon de la Chambre, excepté dans les grandes occasions où on arrive de bonne heure. Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. L’expression « article de foi » semble ridicule. »
L’anecdote suivante, citée par l’Encyclopédie « LA PLEIADE » sur J. SWIFT donne le ton sur l’énergie révolutionnaire de certains anglais :
« John TOLAND (1670-1722) est un écrivain déiste dont l’ouvrage « PAS DE MYSTERES DANS LE CHRISTIANISME » (1696) fut condamné à être brûlé. SWIFT écrit en son nom une invitation à diner en vers, adressée à NOTTINGHAM, qui était « tory », mais flirtait avec les « whigs ». Ce diner était une réunion traditionnelle du Club de la Tête de Veau. Le jour anniversaire de l’exécution de Charles 1er des whigs fanatiques mangeaient ensemble une tête de veau par dérision envers la mémoire du « Roi Martyr » des Anglicans. »
Pour en terminer sur ce point de l’origine du mot « LIBRE PENSEE », il convient de publier ce passage cité par « THE OXFORD ENGLISH DICTIONNARY » de 1933, d’où il ressort que le « libre penseur » est né du « libre chercheur », ce qui est logique, la recherche exigeant un esprit libéré : «1692 S. SMITH (title) The Religions Impostor… dedicated to Doctor S-Im-n, and the rest of the new Religions Fraternity of Free-Thinkers, near Leather-Sellers-Hall… Printed… in the firth year of Grace and Free Thinking, 1703 SWIFT Sentim. Ch. of Eng. Man Wks (1755) II.i.56 The atheists, libertines, deapisers of religion… that is to say, all those who usuelly pass under the name of Free-Thinkers. »
Poursuivons notre étude sur TOLAND. Il avait su, dès sa première œuvre, attirer l’attention sur lui. En effet, son premier ouvrage, intitulé « Le christianisme sans mystères » qui parut en 1696, fut considéré comme « un des plus irrévérencieux et des plus téméraires qu’ait produit cet âge licencieux. »
Un abbé VIGOUROUX, précise que « ce livre produisit un tel scandale qu’en 1760, il en avait paru au moins 54 réfutations ». Le mathémacicien MOLINEUX, ami de LOCKE, écrivait : « Je regarde Monsieur TOLAND comme une homme qui a du génie… Je le regarde comme un Free-Thinker (libre penseur) de bonne foi et comme un homme qui sait. »
Mais, TOLAND n’est pas seulement un homme de cabinet d’études, il est aussi un « penseur » qui fait connaître sa philosophie dans les endroits publics. C’est encore MOLINEUX qui nous l’apprend. Il tenait LOCKE au courant des faits et gestes de son protégé, et voici ce qu’il lui écrit de DUBLIN : « Pour parler librement et sans réserve, il me semble que depuis son arrivée dans cette ville sa conduite n’a pas été prudente. Il a excité contre lui les cris de tous les partis ; non pas tant encore par la différence de ses sentiments que par ses discours à contretemps et par affectation à les répandre et à les soutenir. Les cafés et la table ne sont pas les endroits propres à s’entretenir sérieusement sur les vérités les plus importantes. Et quand il se mêle une teinture de vanité dans toute la conversation d’un homme, cela dégoûte bien des gens qui estimeraient autrement ses talents et son érudition. »
TOLAND répand sa philosophie dans tous les milieux et un historien constate que, à BERLIN, « TOLAND était venu tout exprès pour gagner à la secte naissante des Libres Penseurs une personne si renommée pour ses lumières. »
Tous les philosophes sont des combatifs. Il semble aujourd’hui que la « philosophie » implique chez son serviteur non seulement un scepticisme parfait touchant les fables religieuses, mais un détachement dédaigneux ou amusé des contingences. Un philosophe, pour un français du 20e siècle, est un être qui s’isole volontairement de la vie contemporaine et qui, pour ainsi parler, se retranche dans sa pensée.
A cette époque, on luttait moins pour des ambitions particulières ou collectives que pour des idées. Ces idées n’alimentaient pas encore le programme d’un parti, elles gardaient leur pure valeur de principes, une autorité d’autant plus efficace qu’aucun intérêt d’ordre matériel ne guidait leurs auteurs. Gardons-nous bien de croire, comme l’assurent les partisans d’anciens régimes, qu’elles tendaient à l’avènement d’une société nouvelle où les classes seraient nivelées. La pensée ne cherchait alors que sa propre émancipation. Elle travaillait pour elle-même. C’est pourquoi elle s’arme plus de subtilité que de sentimentalité. La sentimentalité la pervertira plus tard quand, sous l’influence de ROUSSEAU, on jugera de la vertu d’une femme ou de la qualité morale d’un homme d’après la dilatation de leurs glandes lacrymales.
TOLAND mourut en Philosophe Libre Penseur : comme le rapportent avec une satisfaction apparente les auteurs du Dictionnaire antiphilosophique, il fut enlevé au monde qu’il corrompait le 11 mars 1722. Ce dictionnaire nous rapporte une lettre d’un de ses amis narrant ainsi ses derniers moments : « Quelques moments avant d’expirer, ayant regardé fort attentivement quelques amis qui étaient dans sa chambre, on lui demanda s’il avait besoin de quelque chose, à quoi il répondit avec la plus grande fermeté : je n’ai besoin que de la mort ».
La vérité est qu’il eut, pour employer une expression qu’adoptera notre XVIIIe siècle, une mort philosophique. Ce qui veut dire qu’il mourut simplement, sans l’assistance d’un prêtre et sans faire de phrases, avec d’après DESMAISEAUX, ce seul mot de la fin : « je vais dormir ». C’est cette version de DESMAISEAUX qui a généralement prévalu dans la biographie de TOLAND. COLLIN de PLANCY, dans son Dictionnaire des Athées, raconte les choses d’une façon bien différente :
« Il mourut à LONDRES à cinquante-deux ans, ruiné de santé et de fortune par les débauches. Il ne se reconnut pas du tout à l’heure suprême et se fit lui-même son épitaphe que voici : je vais mourir ».
Nous avons cité ce court jugement, en raison de son indignité, comme un exemple parfait de mauvaise foi et de négligence professionnelle. Car COLLIN de PLANCY brouille tout.
Mais le mouvement avait pris corps et ce sont encore les mêmes principes, à quelques détails près, qui l’animent aujourd’hui.
Voici pour conclure comment les énonçait TOLAND :
LIBERATION DE L’INDIVIDU
Dans son testament intellectuel, TOLAND déclare, en parlant de lui-même : « Il ne fut ni le partisan, ni le client de personne ».
Dans son ouvrage, « Formule pour célébrer la société démocratique », on trouve : « On peut vivre honnêtement sans serviteur, mais il n’y a aucune manière de vivre ainsi avec un Maître. » N’embrassons aucune secte, pas même celle de SOCRATE. « Ayons en exécration toutes sortes de cultes inventés par les hommes ». « Il vaut mieux commander à personne que d’obéir à quelqu’un ». « Ne jurez par aucun Maître ».
En lançant, avec BLANQUI, la devise « Ni Dieu, ni Maître », les libres penseurs du 1880 continuaient deux cents ans après la pensée du fondateur de la philosophie de la « LIBRE PENSEE ».
DEMOCRATIE POLITIQUE ET ECONOMIQUE
Un anglais, HARRINGTON James, proposait une « utopie démocratique ». Ce fut ainsi qu’il publia en 1656 une « REPUBLICA D’OCEANA » qu’il fit connaître dans les cafés de LONDRES. C’était sous CROMWELL, alors qu’il était permis d’être républicain et, conséquemment, d’exposer les fondements possibles d’une République. Nous ne nous étendrons pas sur les détails minutieux et si nombreux de cette utopie, mais sur sa thèse, si originale pour l’époque, d’une démocratie représentative. Une répartition agraire assure à chacun une portion de terre inaliénable – ne pouvant être ni réduite, ni agrandie – et tous les possesseurs nomment pour les gouverner 300 sénateurs et une assemblée législative de 1050 membres. TOLAND dira de cette conception humanitaire – qui ne tend à rien moins qu’à l’instauration du bonheur universel – que c’est là une découverte aussi féconde que celle de la circulation du sang, de l’imprimerie ou de la boussole. HARRINGTON mort a dans TOLAND le plus enthousiaste des thuriféraires. C’est là un renseignement d’importance car il témoigne de l’esprit religieux de TOLAND, au sens idéaliste du terme, et, comme nous venons de le dire, des préoccupations sociales de la philosophie déiste.
Auprès de ses pairs ce sera un titre de gloire pour TOLAND d’avoir réédité l’œuvre d’HARRINGTON. Car il aura poussé son admiration pour ce romancier idéologuqe jusqu’à publier, en 1700 son OCEANA dans un in-folio orné d’une gravure sur cuivre où se trouve, au centre, le portrait d’HARRINGTON.
De plus, « HARRINGTON pose un principe qui, deux siècles plus tard, sera élargi pour devenir une interprétation économique de l’histoire : la suprématie politique, dit-il, suit naturellement et à juste titre la suprématie économique. » (W. DURANT : « Histoire de la Civilisation »).
Déjà pro-républicain en 1700, le libre penseur TOLAND n’avait pas eu besoin de MARX pour saisir l’importance du rapport entre les causes économiques et les conditions juridiques, politiques ou sociales.
Pour HARRINGTON, W. DURANT écrit : « Son utopie était plus pratique que la plupart des autres et une bonne partie en a été réalisée ». On retrouve ici la perspective de la LIBRE PENSEE qui soutient des « utopies réalisables », c’est-à-dire des « perspectives » d’avant-garde ».
EDUCATION
Pour HARRINGTON, « l’instruction sera universelle dans les écoles et les collèges nationaux, et la liberté de religion complète . »
Déjà, en 1700, le libre penseur TOLAND défendait les principes de laïcité populaire.
FEMINISME
Dans sa préface des « Lettres à SERENA », qui est une dédicace à un de ses amis, il écrit : « Je ne vous répéterai point ici ce que je vous ai dit en faveur de l’égalité et de la conformité qui se trouvent entre les organes intellectuels des deux sexes ; il doit suffire pour prouver que les femmes seraient susceptibles de perfectionner leur esprit et d’acquérir des connaissances tout comme nous, si on ne les privait pas des avantages qui peuvent résulter d’une bonne éducation, des conversations intéressantes, des voyages, et si on leur donnait part aux affaires. »
Un libre penseur féministe en 1704 !
ANTI-MILITARISME
En 1697, est paru sous la plume de TOLAND un ouvrage intitulé : « Une argument montrant qu’une armée permanente est incompatible avec un gouvernement libre ».
CONDAMNATION DE L’ANTISEMITISME
TOLAND publie un ouvrage : « Origines Judaïcae », où il soutient les juifs.
TOLERANCE ET INTERNATIONALISME
Pierre NAVILLE écrit dans « D’HOLBACH et la philosophie scientifique au 18e siècle » : « TOLAND, cosmopolite et libre penseur, apôtre de la tolérance, est certainement le plus original des philosophes anglais du 18e siècle. »
BONHEUR ET LIBERTE
« Nous devons toujours souhaiter un esprit sain dans un corps sain. »
« Le plaisir est la marque de la liberté et la tristesse celle de la servitude .»
« Tant que je jouirai de la liberté et de la santé, rien ne sera capable de me détourner de la lecture et de l’étude dans lesquels je trouve les plaisirs les plus purs. »
« TOLAND ne fut le serviteur d’aucune coterie, TOLAND eut une nette personnalité, TOLAND vécut pauvre et mourut pauvre. »
La suite, on la connaît.
CYRANO de BERGERAC est mort il y a plus de trois siècles, TOLAND, il y a plus de deux siècles, et la LIBRE PENSEE est toujours là.
VOLTAIRE, ROUSSEAU, DIDEROT et tous les encyclopédistes ont brillamment repris le flambeau.
La Révolution Française de 1789 a renversé les pouvoirs féodaux et religieux, celles de 1830 et de 1848, mais surtout LA COMMUNE de 1871, ont développé nos libertés. La LIBERTE, l’EGALITE, la FRATERNITE, la LAICITE, ont été proclamées.
Mais le pouvoir religieux reprend de son influence après chaque guerre (mainmise sur l’argent, les terres, la presse, la télévision) pendant que la LIBRE PENSEE voit la sienne se réduire. Les massacres de 14-18 et ceux de 40-45 ont été de ce point de vue également désastreux.
Il nous faut toujours lutter, libres penseurs, pour maintenir la séparation de l’Etat et de l’Eglise, la démocratie, la paix, et entamer la suppression des frontières au service de l’humanité toute entière.
Alfred MANSEAU – 1984