Au temps de l’expulsion des Congrégations
Nantes, le 14 juin 1903
Dans une étude sur le quotidien régional l’Ouest-Eclair, Michel Lagrée évoque « le climat de violences politico-religieuses de l’été 1903, au lendemain de l’affaire Dreyfus et de la loi sur les associations, au temps de l’expulsion des congrégations » . (1)
Les incidents qui éclatent ici ou là sont extrêmement violents, et la tension s’est notamment aggravée sur la question des congrégations.
C’est particulièrement vrai à Nantes, où manifestants catholiques et groupes anti-cléricaux sont actifs depuis longtemps, en fait « depuis l’installation des républicains à la mairie, la ville s’est totalement divisée entre cléricaux et laïcs ». (cf. Ouest-France, 30 décembre 2002).
Il ne s’agit donc pas de réactions épidermiques, mais bien d’événements qui révèlent un enracinement profond dans le XIXème siècle, et qui mettent en jeu de nombreux facteurs.
L’essor des congrégations au XIXème siècle
Pour mieux comprendre les enjeux de ces affrontements et « prendre la mesure du danger antirépublicain majeur que représentaient les congrégations » (2), il faut se rappeler que, dès 1814, l’Eglise catholique avait commencé à reprendre, avec le soutien des forces réactionnaires et conservatrices, l’importance que la Révolution lui avait ôtée.
Cette prospérité retrouvée s’est traduite, au cours du XIXème siècle, par une augmentation des effectifs et par l’élargissement du champ d’action des congréganistes : l’enseignement est resté l’un des principaux axes de cette dynamique de reconstruction et les congrégations ont tiré tous les profits que leur ont offert la loi Guizot en 1834, puis la loi Falloux en 1850.
Ce développement inquiète les partis de gauche et les libres penseurs qui savent bien que l’école est un enjeu majeur.
Faut-il rappeler l’apostrophe de Victor Hugo au parti clérical dans son Discours sur la loi Falloux ? : «Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : « qu’est-ce que vous me voulez ? » voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain. Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! ».
Dans les premières décennies de la Troisième République, la question est donc celle du maintien ou de la suppression de l’enseignement dispensé par les congrégations religieuses, dont les enseignants « soldats de l’obscurantisme religieux en milieu populaire [qui] répandaient les idées cléricales dans des esprits malléables… » – Pierre Roy – op. cit.(3)
Notons que c’est la revue La Liberté de Penser, fondée en 1847 par Jules Simon et Amédée Jacques, qui lance l’expression de « parti clérical » .
Henri Péna-Ruiz définit le cléricalisme comme : « une ambition toute temporelle de domination s’incarnant concrètement dans la captation de la puissance publique » (4).
Les luttes d’influence et de pouvoir entre l’Eglise et l’Etat
En réalité, cette question s’inscrit dans un champ plus vaste : celui de l’affrontement entre l’Eglise catholique et les républicains qui veulent éradiquer le cléricalisme.
Après la crise du 16 mai 1877 et la démission de Mac Mahon en 1879, les républicains qui ont obtenu tous les pouvoirs, vont mettre en œuvre leur programme de laïcisation, et d’abord la laïcisation de l’enseignement.
C’est Jules Ferry, comme l’on sait, qui tire les premières salves avec la loi du 18 mars 1880, dont l’article 7 vise les congrégations : il veut interdire tout enseignement aux congrégations non autorisées, donc, pratiquement, à tous les congréganistes.
Les congrégations avaient été en grande partie supprimées par la Révolution. Seules, 5 congrégations masculines restaient autorisées : les Frères des Ecoles Chrétiennes, les Lazaristes, les Missions Etrangères, les Pères du Saint-Esprit et les Sulpiciens.
Cet article ayant été rejeté par le Sénat, Ferry promulgue les 29 et 30 mars 1880 deux décrets qui seront accompagnés d’opérations de police contre les congrégations :
- expulsion des Jésuites hors du territoire français dans les trois mois ( 5 mois pour les établissements scolaires)
- obligation pour les congrégations sous peine d’expulsion de demander une autorisation pour régulariser leur situation.
La montée en puissance de l’anticléricalisme : entre Franc-maçonnerie et Libre Pensée [5] | Archives départementales du Val-de-Marne
Dans cette période, les sociétés de libres penseurs s’organisent et prennent toute leur part dans la lutte des républicains contre le cléricalisme : l’Internationale de la Libre Pensée fondée en 1880 tient son premier Congrès la même année à Bruxelles, et en 1881 le Congrès Universel de la Libre Pensée à Paris définit la Libre Pensée comme « une société rationaliste et athéistique ».
La revue L’Histoire souligne (5) que « les sociétés de la Libre Pensée, qui avaient disparu sous l’ordre moral, reprennent leurs activités dans les années 1879-1880. Discours, brochures, tracts, conférences, articles de presse, romans, congrès, forment un solide corpus de l’anticléricalisme militant, dont la note est anti-religieuse. Les dogmes catholiques sont passés au crible de la critique, les prêtres ridiculisés… » et citant J.Lalouette, la revue ajoute : « et les plaisanteries de mauvais goût ne manquent pas ».
Le Réprouvé. N° 2.
Dimanche 8 septembre 1872
Périodique. Paris, 8 rue Saint-Dominique. In-8
Archives départementales du Val-de-Marne
En Loire-Inférieure, rappelons que le groupe de Nantes, constitué en 1880, a été officiellement autorisé en septembre 1884 sous le nom de « Sentinelle de l’avenir », ses activités remontant, d’après les rapports de police, aux années 1870. C’est un groupe très actif qui compte alors 400 adhérents. Le groupe de Saint-Nazaire est également constitué en 1884. Et c’est justement pour tenter de discréditer ce militantisme anticlérical que les catholiques inventeront le terme de « laïcisme ».
L’application des décrets de mars 1880 suscite de nombreuses réactions dans le pays, et à Nantes, où l’auteur inconnu d’un journal manuscrit signale des incidents en juin, novembre et décembre 1903 : expulsions « musclées » des Jésuites, des Prémontrés, des Capucins, foules hostiles et manifestations houleuses, arrestations dans la foule…
En France, 5643 Jésuites sont expulsés et 261 couvents fermés.
Mais le second décret de Ferry est assez vite enterré, car une politique « d’apaisement » va bientôt prévaloir : n’oublions pas qu’après l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum (1891) qui introduit la doctrine sociale de l’Eglise (6), l’encyclique Inter sollicitudines dite « du ralliement » (1892) engage les catholiques à se rallier aux gouvernements établis … Si bien que les Jésuites en profitent pour regagner discrètement leurs écoles et que les congrégations non autorisées se réinstallent et se multiplient.
En 1900, l’Almanach du Pèlerin signale que la France compte 1 200 congrégations religieuses, comprenant 30 000 hommes et 150 000 femmes qui enseignent à 2 millions d’enfants et assistent environ 2 500 malades, vieillards, orphelins et déshérités (7). Pierre Roy (8), citant le député Trouillot, donne des chiffres à peu près semblables, en y ajoutant ceux des congréganistes qui se trouvent en mission à l’étranger ou aux colonies.
Cependant, la laïcisation des locaux et des programmes se poursuit (lois Ferry de 1882), suivie de celle des personnels (loi Goblet de 1886). Parallèlement, l’espace public (hôpitaux, administrations, etc…) se laïcise également.
Pierre Waldeck Rousseau,
à l’origine de la loi sur la liberté des syndicats professionnels (1884)
et de la loi relative au contrat d’association (1901)
Arrivé au pouvoir en juin 1899 sur un programme de défense républicaine, Waldeck Rousseau est fermement décidé à écraser le complot anti-républicain qui se trame en permanence dans les congrégations, surtout depuis que le clergé et la presse catholique se sont rangés aux côtés des anti-dreyfusards nationalistes et antisémites (notamment les Pères Assomptionnistes avec Le Pèlerin et les Augustins avec La Croix).
Waldeck Rousseau dénonce entre autre :
- la valeur des immeubles occupés ou possédés par les congrégations (c’est le fameux « milliard des congrégations »),
- et les « deux jeunesses » que sépare leur éducation, l’une passant par l’enseignement public, l’autre par l’enseignement congréganiste « nuisible à l’unité morale de la nation » (discours de Toulouse du 31 octobre 1900).
La loi du 1er juillet 1901, complément du texte de 1884 sur la liberté des associations ouvrières et patronales, aura pour but de régler aussi ces deux questions.
Cette loi de liberté d’association civile est une conquête essentielle de la démocratie : elle écarte les associations confessionnelles et les congrégations qui œuvraient pour jouer le rôle de corps intermédiaires entre le pouvoir politique et les individus .
Le titre III de la loi vise les congrégations et leur applique des mesures qui permettent de surveiller étroitement leurs activités.
- Article 18 : Les congrégations existantes au moment de la présente loi, qui n’auraient pas été antérieurement autorisées ou reconnues, devront, dans le délai de trois mois, justifier qu’elles ont fait les diligences nécessaires pour se conformer à ses prescriptions.
A défaut de cette justification, elles seront réputées dissoutes de plein droit. Il en sera de même des congrégations auxquelles l’autorisation aura été refusée.
La liquidation des biens détenus par elles aura lieu en justice…
Après la démission de Waldeck Rousseau et la victoire électorale du Bloc des Gauches en 1902, la lutte contre les congrégations se durcit
Emile Combes, nouveau président du Conseil, qui considère les congrégations comme « des foyers d’insurrection morale contre la République » fait voter une nouvelle loi qui complète celle de 1901 dans le domaine pénal :
- A l’été 1902 les établissements scolaires congréganistes fonctionnant sans autorisation sont fermés, et une nouvelle loi, la loi des pénalités du 4 décembre, frappe d’amende ou de prison toute personne qui ouvrirait sans autorisation un établissement scolaire congréganiste ou qui continuerait les activités d’un établissement fermé.
Un bon nombre de congrégations masculines et féminines déposent une demande d’autorisation, mais en mars 1903, la Chambre des Députés refuse en bloc toutes les autorisations par 300 voix contre 257 et les congrégations, hormis les 5 reconnues légalement sont dissoutes, leurs établissements fermés, leurs biens confisqués.
C’est alors pour les religieux, comme le dit l’auteur du compte-rendu d’un ouvrage de Christian Sorrel, La République contre les congrégations (9), « un choix cornélien : pour eux, il n’y a d’autre alternative que la reconversion – et, partant, l’abandon de l’état religieux et de l’habit – ou l’exil. Dans les diocèses, évêques et notables appellent les religieux à se séculariser pour assurer la survie de leur œuvre ».
Comme dans les années 1880, les fermetures d’écoles non autorisées et les expulsions se font souvent par la force, les religieux refusant d’obtempérer. Des attroupements et des manifestations de catholiques hostiles aux forces de l’ordre ont lieu, bien orchestrées par les prêches et les sermons, ainsi que par les appels à la résistance de la presse conservatrice.
On trouve aux Archives départementales de Loire-Atlantique de nombreux témoignages de la tension qui s’installe, y compris dans les rapports individuels.
1903 : prêches, sermons, processions et manifestations….
De nombreux congréganistes continuent leurs activités discrètement, au point que le 11 avril 1903, Emile Combes adresse aux évêques une circulaire menaçante :
«… les prédicateurs congréganistes doivent être absolument écartés du nombre de ceux auxquels vous pouvez avoir recours, parce que leur simple présence engagerait à l’avenir les responsabilités concordataires auxquelles je fais allusion, et l’existence même du lieu de culte en cas de récidive » (10) .
Sermons et prêches sont donc étroitement surveillés.
En Loire-inférieure, comme sans doute partout ailleurs, les nombreux rapports de police au Préfet attestent que le clergé, prudent en public, est prêt à mobiliser les troupes catholiques à la première occasion ; ces rapports peuvent être consultés aux Archives Départementales. Les détails notés sont parfois très précis ! (11)
Les républicains, de leur côté, restent vigilants
Ainsi, une lettre de la Loge Paix et Union et celle de Mars et les Arts réunis (de Nantes), informe le Préfet que « le Père Bernard, de l’ordre des Prémontrés, a prêché la retraite à l’église de La Montagne (Loire-Infèrieure) les 28, 29,30, 31 Mai et 1er Juin » (12) : 17 sermons en 5 jours !
Dans le même temps, les évêques, condamnés pour la pétition qu’ils ont fait circuler pour condamner la politique anti-congréganiste, appellent à des manifestations publiques, tandis que les catholiques continuent à se mobiliser lors des expulsions, notamment celles des Prémontrés et des Capucins.
Quant aux traditionnelles processions, elles se déroulent désormais sous la surveillance de la gendarmerie et d’une armée toujours soupçonnée de collusion avec le cléricalisme depuis l’affaire Dreyfus (13), ce qui aggrave d’autant plus les tensions que la presse locale ne manque pas, à chaque manifestation, de prendre parti, qui pour l’armée (L’Espérance du peuple), qui pour la gendarmerie (Le Populaire) :
L’Espérance du Peuple, 6 mai 1903 – extraits
Au milieu des tristesses de l’heure, nous sommes heureux de constater l’attitude digne, chevaleresque de l’armée, contrastant fort avec les brutalités de la gendarmerie et des agents . A un certain endroit, hier, les gendarmes chargeaient et chacun de fuir où il pouvait. Un honorable commerçant de notre ville, qui accompagnait deux dames, cherche à les mettre à l’abri des coups. Toutes les issues sont barrées par des dragons à cheval et par des groupes d’agents, prudemment massés derrière. Le commerçant veut franchir ce rempart ; la police crie : « ne laissez pas passer ! ». L’officier s’adresse à ses hommes : « laissez passer ces dames et monsieur ». Les agents hurlent : « on ne passe pas ! » Mais l’officier impose le silence en disant ces simples mots : « C’est moi qui commande ici »
Le Populaire, 6 mai 1903 – extraits
Sur cette dernière place, surtout, la poussée énorme produite par la foule a fait reculer plusieurs fois les gendarmes, qui faisaient tous leurs efforts pour maintenir l’ordre. Ces militaires, malgré la présence d’un peloton de dragons immobile à quelque distance, ont été vraiment impuissants à maîtriser le terrible remous. Pour être plus complets, nous devons ajouter que les chevaux des gendarmes ont reçu une ample distribution de coups de cannes et de parapluies. Nous avons vu plus haut qu’un manifestant, plus exalté que les autres, avait même porté un coup de couteau à l’un d’eux.
Dans ce climat, le Préfet songe alors à interdire les processions, qui ont déjà été interdites dans les années 1880, mais le Maire de Nantes s’y oppose vivement, comme s’en réjouit L’Espérance du peuple du 20 mai.
L’Espérance du Peuple, 20 mai 1903 – extraits
« Le bruit court, en effet, que M. le Préfet Hélitas, pour se venger des déceptions qu’il a récemment subies, voulait empêcher la sortie des processions. Ce bruit était fondé, mais devant l’énergique résistance de M. le Maire, le Préfet a cédé. Nous sommes heureux d’adresser nos plus sincères et nos plus vifs compliments à M. Sarradin, qui a défendu avec la plus louable opiniâtreté les intérêts de la religion, de la liberté et du commerce nantais. »
Ces articles ne manquent pas d’échauffer les esprits et jouent un rôle important dans la mobilisation des groupes cléricaux .
La presse locale conservatrice est en grande partie responsable des événements qui se dérouleront à Nantes le 14 juin, jour de la procession de la Fête-Dieu.
Les républicains ont pourtant tenté de calmer les passions, de rétablir le calme et la légalité.
La Libre Pensée, les Loges nantaises, la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen ont remis une lettre au Maire de Nantes : « Dans l’état de surexcitation des esprits, il est très dangereux d’autoriser la sortie des processions, d’ailleurs illégale. Dans des circonstances beaucoup moins graves, l’un de vos prédécesseurs, Monsieur Lechat, n’avait pas hésité à interdire les manifestations religieuses. Nous vous demandons, Monsieur Le Maire d’avoir le même souci de la paix publique et de la liberté de conscience ». (14)
Devant la fin de non recevoir opposée par le Maire, les signataires : Lejeune, Jeantou, Richard et Fonteneau font parvenir ce courrier au Préfet.
Nantes, le 14 juin 1903
Le 13 juin, les événements se précipitent : les catholiques se préparent à une procession « musclée », les républicains appellent à une conférence donnée le soir-même par Jean Allemane, et distribuent un tract appelant à manifester à Nantes le lendemain.
Jean Allemane, libre penseur,
caporal de la Garde Nationale
sous la Commune de Paris,
fonde le POSR en 1890,
rejoint le Parti Socialiste en 1905
Jean Allemane faisait partie de la Commission exécutive de l’Association nationale des libres penseurs de France, fondée en novembre 1902, et qui agissait de concert avec la fédération française.
D’autres socialistes en faisaient partie: Aristide Briand, Marcel Sembat, ainsi que des radicaux comme Ferdinand Buisson, des anarchistes comme Sébastien Faure…. Cette Association avait été fondée par Victor Charbonnel, directeur de La Raison.
Tirée à 37000 exemplaires, La Raison touchait 150000 lecteurs. Elle faisait campagne contre les infiltrations cléricales dans les milieux universitaires et soutenait activement la politique d’Emile Combes. L’Association nationale contribua efficacement à préparer les conditions nécessaires à l’élaboration de la séparation des Eglises et de l’Etat.
Dans la soirée du 13 juin, Jean Allemane tient donc le meeting prévu devant plus de 1000 personnes, qu’il appelle au calme.
Le Préfet passe alors l’avis du Maire et interdit la procession : des affiches sont placardées, les curés prévenus et un important service d’ordre est dépêché autour de la cathédrale de Nantes.
Ces précautions ont pour conséquence de démobiliser une grande partie des libres penseurs, qui croyant que la procession n’aura pas lieu ne se déplacent pas le matin du 14 juin.
Mais, mobilisés par L’Espérance du peuple et par Le Nouvelliste de Bretagne, les catholiques de plusieurs paroisses, solidement armés, ont organisé un véritable guet-apens Place Saint-Pierre et dans les rues adjacentes :
« Alors qu’un groupe s’avance ostensiblement devant la cathédrale comme pour faire diversion, un véritable commando de nationalistes, armés de bâtons plombés et ferrés, cachés sur les marches d’un tramway, se jette brusquement sur les manifestants rue de Châteaudun… » (15).
Tract d’appel à la manifestation
La manifestation a dégénéré en bataille rangée et l’on relèvera des blessés, certains grièvement comme le Président de la Libre Pensée, Edouard Lejeune, 59 ans, patron couvreur, laissé pour mort ou le capitaine des gendarmes Baudry, gravement blessé au visage, au bras et à l’épaule et un mort, Pierre Gaulay, 72 ans, républicain et gérant du journal L’Avant Garde, dont l’autopsie restera évasive, et, semble-t-il, en contradiction avec des témoignages directs (16).
Nantes à la Belle Epoque, Etienne Ravilly – Editions Libro-service Bruxelles
Dans son rapport détaillé de ces événements au Président du Conseil, le jour-même, le Préfet Hélitas dénoncera la violence « d’ une troupe de cléricaux à la tête desquels se trouvait un prêtre […], des forcenés que l’ecclésiastique excitait de la parole et de l’exemple», ainsi que la responsabilité de conseillers municipaux et généraux dans la manipulation de « hordes qui, à coup de gourdins, à coups de pieds [ont réduit] en pièce les deux guérites de factionnaires [de la préfecture] »
Quant au Nouvelliste de l’Ouest, il publiera le lendemain des commentaires haineux, dénonçant « quatre groupements nantais [qui] ont fait tout le mal […] Nommons-les encore une fois : les Loges maçonniques nantaises, c’est à dire Salières, du Populaire, Griveaud, Brunellière et consorts ; la Fédération socialiste […], la Ligue des Droits de l’Homme […], enfin, la Libre Pensée dont le président va probablement payer de sa vie son intolérance et l’intolérance de ses amis.[…] Cédant à une haine anticléricale malfaisante et diabolique, ces individus ont tout mis en œuvre pour empêcher les splendides fêtes religieuses aimées des Nantais. […] Tout cela, ne l’oublions pas, ne l’oublions jamais. »
Le style des commentaires de ce journal sur la conférence d’Allemane se passe de …commentaires : « Un appel ouvert à la violence.[…] Pendant un quart d’heure, il eut contre l’Eucharistie un débordement d’inepties blasphématoires . Ce voyou blasphémait avec rage. Les égouts parisiens semblaient lui sortir de la bouche et il vomissait ses blasphèmes en hoquets ignobles ».
Les victimes, enfin, ne sont pas oubliées par Le Nouvelliste
« Le citoyen Gaulay, gérant d’une ignoble feuille que tous les honnêtes gens méprisent à Nantes, se trouvait parmi les manifestants anticléricaux de la rue de Châteaudun […] Il ne portait aucune trace apparente de blessure ayant déterminé la mort […]. La mort paraît donc être naturelle. »
La violence verbale de ces commentaires n’est pas anecdotique, pas plus que celle, physique, qui a marqué cette journée du 14 juin 1903 à Nantes.
Ces réactions montrent quel paroxysme ont atteint les rapports de forces qui se sont instaurés dans la société française du début du XXème siècle : c’est une société en pleine mutation, dont les diverses composantes cherchent, dans ces confrontations ponctuelles mais répétées, à s’approprier un espace public de représentation :
- d’un côté, la société catholique, qui amalgame nationalistes, monarchistes, démocrates chrétiens, et qui cherche à se rassurer, à se souder face à ce qu’elle considère comme des persécutions. A lire la presse, il s’agirait là en quelque sorte de la lutte du Bien contre le mal : les hommes sont « chevaleresques, courageux, honnêtes » et face à eux « la canaille, les voyous, les Apaches »…
- de l’autre, les contre-manifestants, pour lesquels l’axe principal, c’est l’anticléricalisme qui anime en particulier une fraction du monde ouvrier, dans lequel se développent le syndicalisme et le socialisme.
Les revendications socio-économiques se concrétisent donc aussi dans les manifestations anticléricales et la Libre Pensée joue dans cette convergence le rôle moteur qui est le sien, ce qui lui vaut d’être taxée de sectarisme, d’intolérance, de vulgarité provocatrice !
Elle continuera à être au premier plan dans les combats qui suivront cette « journée particulière » à Nantes, notamment dans l’élaboration de la loi de Séparation des Eglises et de L’Etat, puisque l’on sait que la Libre Pensée en fut une des principales forces dynamiques, bien qu’aujourd’hui certain feignent de l’avoir oublié…
Un dossier de Dominique Goussot, paru dans le n° 496 de La Raison de décembre 2004, sous le titre : «Les congrégations religieuses ou l’éternel retour », détaille «le phénomène mouvant et souvent multiforme» des ordres religieux qui, depuis les lois Vichy et celles de Pompidou, ont retrouvé une situation institutionnelle quasiment semblable à celle de la fin du XIXème siècle.
Actuellement, et dans le cadre de la mise en place de l’Europe, on entend de plus en plus ouvertement évoquer la « question » des croyances dans la démocratie. On voudrait faire passer l’idée que c’est « une dimension essentielle de l’être humain », qui doit être intégrée dans nos lois, parce qu’elle donnerait «du sens à une république laïque ».
Quand on a une idée des luttes qu’il a toujours fallu mener contre l’Eglise et ses prétentions, on ne peut que rester mobilisés pour la défense de ce qui a été conquis et qui reste en danger.
- L’Ouest-Eclair. Naissance et essor d’un grand quotidien régional – Dir. Michel Lagrée – Presses Universitaires de Rennes
- Actes du colloque de Rennes – « Actualité de l’œuvre anticléricale et antireligieuse de l’Abbé Joseph Turmel» – 13. 12. 03 – Pierre.Roy – P. 89 à 118 – (s.d. M. Le Normand – M. le Bris) – La Libre Pensée rennaise – 45, rue Capitaine Maignan – 35000 – Rennes
- Pierre.Roy – Actes du colloque de Rennes 2003 – op.cit.
- Henri Pena-Ruiz – La Laïcité – ED. Flammarion (coll. Dominos)
- L’Histoire. Numéro spécial – N°289 – juillet-août 2004 – Dieu et la politique. Le défi laïque
- La Raison – N°494 – Septembre-octobre 2004
- La France dans la tourmente des inventaires – JM Dubart – Editions Alan Sutton – 21 Av. de la République 37300 Joué-lès-Tour
- Actes du colloque de Rennes 2003 – op.cit.
- Séverine Blenner – La République contre les congrégations – Histoire d’une passion française – Christian Sorrel – Cerf 2003
- Circulaire du 11 avril 1903 – N° 737 – Archives départementales de Loire-Atlantique, 109 V 1 Processions 1903-1905
- Par exemple, le rapport du 6 avril 1903, du commissaire du 5ème arrondissement de Nantes – (AD)
- Lettre du 5 juin 1903 – ( AD )
- Religion et modernité. France XIX et XXe siècle – Michel Lagrée – PUR
- Lettre du 8 juin 1903 – ( AD )
- Religion et modernité France du XIXe et XXe siècle – Michel Lagrée – Collection Histoire des PUR – Université 2 Haute Bretagne – Chapitre XI
- Archives départementales de Loire-Atlantique.